vendredi 21 mai 2010

Comment la franchise a structuré le secteur de l'optique ?


Peu de secteurs ont connu comme l’optique l’influence de trois enseignes qui, à elles seules, ont révolutionné un marché pendant 45 ans et font toujours la course en tête. Retour sur la concurrence exacerbée entre Krys, Optic 2000 et Alain Afflelou.

Les enseignes ont su enrichir les opticiens en leur donnant des outils commerciaux et de gestion performants.

1965–1978 : L’ère des pionniers visionnaires

Les officines se réveillent 1965

La France du Général de Gaulle découvre les premiers supermarchés alimentaires. Les petites boutiques de centre-ville foisonnent et les opticiens vous accueillent avec leur blouse blanche dans des officines ternes où aucune monture n’est présentée. Ces « prothèses médicales » sont rangées dans des tiroirs et sorties uniquement en fonction de la correction du porteur.

De prothèse à accessoire de mode

Parmi les quelque 4 000 points de vente qui émaillent le territoire, une seule enseigne parisienne existe, sous le nom de Lissac. Axée exclusivement sur la technique liée au métier, elle n’a pas l’ambition de remettre en cause les fondements de la profession. A la différence d’une trentaine d’opticiens qui commence à développer une vision du métier radicalement différente. Ils ont la volonté de se réunir pour peser davantage sur les fournisseurs, faire passer la lunette du statut de prothèse à celui d’accessoire de mode et ensemble, communiquer au profit d’une enseigne commune. Les bases des premières coopératives sont jetées. Dans l’Ouest de la France, la centrale d’achats Sacol, créée dès 1962, invente Optic 2000 en 1969, un an après le lancement du réseau Krys, suite à la rocambolesque « affaire du poignard maltais.

L’affaire du poignard maltais

Mythe fondateur de la coopérative Krys, cette « affaire » a vu son président, alors à la tête de 14 magasins réunis sous le nom de Grands Lunetiers de France, envoyer un courrier anonyme à ses adhérents, avec les simples lettres K.R.Y.S collées sur une feuille blanche. Buzz avant l’heure pour leur annoncer le nom de leur enseigne. Les plus curieux avaient trouvé pour seule définition de Krys « petit poignard maltais ».

La moitié de votre monture à l’œil

Le lancement simultané des deux premières coopératives de l’optique, rejointes rapidement par l’Association des Techniciens Opticiens Lunetiers (Atol), concorde avec l’apparition des premières montures griffées, du verre progressif Varilux d’Essilor, des premiers systèmes de caisses… Mais le secteur demeure encadré par une loi qui régit la fixation des prix (non-libres) et surtout le conformisme d’une profession ancrée dans le paramédical et pas encore prête à sauter le pas du commercial.

Parmi les 5 000 points de vente de 1978, l’un d’entre eux se fait particulièrement remarquer à Bordeaux, en proposant une offre jamais vue : « la moitié de votre monture à l’œil ». Cette offre, soutenue en communication par l’équivalent d’une année de bénéfice, est lancée par un certain Alain Afflelou.

1979-1988 : la révolution commerciale

Afflelou interdit la blouse blanche

Précurseur et touche à tout, décrié ou adulé par le métier, Alain Afflelou impulse autant qu’il incarne l’évolution que connaît la distribution optique durant les années 80.Sa façon de travailler ne laisse personne insensible et dès 1979, sollicité par d’anciens camardes de promotion, il lance la première franchise sur le secteur, à son nom évidemment. Personnifier l’opticien en communication est l’une de ses grandes idées. Une autre sera d’interdire la blouse blanche dans tous les magasins à son enseigne. Ou de consacrer une part importante de son chiffre d’affaires (entre 5 et 10 % ) à la communication. L’objectif clairement établi est de transformer l’opticien, technicien paramédical jusqu’alors, en commerçant assumé.

Björn Borg, la première star sous verres

Dans le sillage d’Afflelou, mais sur des positionnements très différents, Lissac, toujours axé sur la technique, se lance en franchise, au même titre que Lynx Optique qui souhaite investir les galeries des centres commerciaux grâce à un concept dédié aux griffes.

Pendant une dizaine d’années, le secteur fait sa révolution. Dès 1980, la marque de solaires de sport Bollé est la première à s’offrir les services d’un porte drapeau star du nom de Björn Borg, tandis que le designer Alain Mikli lance sa campagne de « lunettes pour voir autant que pour être vu ».

Fou d’Afflelou, Krys à l’essai

La communication est au centre de tous les projets et la distribution n’échappe pas à la règle. Alors qu’un syndicat de fabricants lance le premier spot TV dédié aux lunettes pour favoriser le multi équipement, Krys se démarque en 1984 avec une offre « trois jours à l’essai » à l’intention de ses clients. Mais c’est Alain Afflelou qui concrétise sa réussite en 1985 en lançant un véritable pavé dans la marre avec sa campagne TV « On est fou d’Afflelou » demeurée célèbre.

Déjà un cinquième du marché

A l’époque, les enseignes, toutes en franchise ou en coopérative, ne représentent encore que 20 % des points de vente. Mais leurs initiatives structurent durablement le secteur. A la fin des années 80, tandis que seuls 500 magasins supplémentaires ont été enregistrés depuis 10 ans, Krys dépasse les 400 magasins, Afflelou les 300 et Optic 2000 les 200, tous avec des concepts architecturaux travaillés. Un peu à la traîne de ses concurrents directs, ce dernier lance en 1988 le concept de deuxième paire offerte. Une initiative, popularisée par Alain Afflelou et reprise par tous, qui marque la fin d’un cycle et l’entrée de la distribution optique dans son âge d’or.

1989-1994 : L’âge d’or

Doublement des diplômés dans l’optique

Pendant cinq années, plus rien n’arrête les chaînes d’optique et les ouvertures se multiplient. Un phénomène qui attire les convoitises. Franchises et coopératives bénéficient de la recrudescence du nombre de diplômés. Le métier est en vogue et dans la période de crise du début des années 90, se lancer dans des études d’optique apparaît comme un choix de carrière simple (un BTS de deux années suffit) et judicieux. En moins de 10 ans, le nombre de diplômés annuels double, passant de 250 à 500. Un réservoir apte à travailler en magasin mais aussi à ouvrir son propre point de vente. D’autant que pour la première fois, l’offre de travail est supérieure à la demande et les salaires proposés à l’embauche s’effondrent de 25 %. Une motivation de plus pour les jeunes diplômés à ouvrir leur propre point de vente.

65 % de taux de marge

Cette aubaine profitera à plein aux chaînes d’optique pour accueillir de nouveaux adhérents ou franchisés. Un taux de marge supérieur à 65 % et une activité largement subventionnée par les complémentaires santé font que très peu de ces points de vente connaîtront de difficultés et quasiment tous feront vivre leur fondateur qui saura appliquer les préceptes dispensés par leur enseigne.

La concurrence se renforce

Une activité aussi sûre et rentable, pour laquelle les banquiers prêtent quasiment les yeux fermés et dont les fonds de commerce s’échangent à une valeur d’environ 120 % du chiffre d’affaires hors taxe, ne pouvait laisser insensibles les locomotives commerciales qui cherchent à garnir leurs galeries. Après Mammouth dès 1989, Carrefour développe un concept d’entrée de gamme qui ne trouve pourtant pas son public. Le business model développé par les coopératives et franchises, qui se veulent généralistes, spécialistes des verres progressifs qui apportent le plus de marge, sur un positionnement milieu-haut de gamme mais avec une 2e paire offerte, demeure le mieux adapté et le plus reconnu par le public.

Modèle de gestion resserré

Pour tenter de le contrer, le groupe succursaliste GrandVision développe deux concepts : GrandOptical, qui propose des montures de marques et des verres au nom de l’enseigne, avec une fourniture du produit en une heure, et Générale d’Optique, où quasiment tous les produits sont sous Marque de distributeur (MDD) pour assurer une offre d’entrée de gamme.

L’arrivée de ce discounter, dans le sillage d’Optical Center ou Optical Discount, tous d’abord sous forme de succursales, contraint les enseignes traditionnelles à « serrer » leur modèle de gestion pour ne pas se laisser dépasser.

1995-2004 : Les grandes manœuvres

Centrale d’achats commune

Dès 1995, deux coopératives de second plan, Atol et Visual, montent une centrale d’achats commune, Visatol, pour peser autant sur leurs fournisseurs que les leaders. Ces derniers tentent de se diversifier et montent ou rachètent des enseignes secondaires pour assurer des relais de croissance à leurs adhérents et franchisés bloqués dans leur zone de chalandise. Krys développe ainsi Vision Plus et Vision Originale pour quadriller la France et le groupe s’approche des 15 % de parts de marché. Optic 2000 lance Audio 2000, une enseigne d’audioprothésistes à l’intention de ses opticiens en mal de diversification, tandis qu’Alain Afflelou tente de racheter Lissac, qui tombera finalement dans l’escarcelle d’Optic 2000 en 2003.

Rachat de Lynx Optique

A cette époque, les grandes manœuvres se poursuivent, avec le rachat de Lynx Optique par Krys, puis de Carrefour Optic par Alain Afflelou. Pour ses opticiens, ce dernier lance en 2004 l’enseigne Plurielles, également à base de MDD sous forme d’offres forfaitaires (devenue Claro d’Afflelou aujourd’hui). Ces rapprochements n’empêchent pas de nouveaux venus d’arriver, à l’instar de Tati Optic, qui s’ouvrira rapidement à la franchise (sans succès) ou Leclerc Optique. Idem pour les succursalistes GrandOptical et Générale d’Optique (groupe GrandVision) tentés par l’aventure de la franchise pour mailler davantage le territoire.

Antoine, Johnny, Zinedine, Adriana…

Pour assurer ce virage stratégique, le groupe GrandVision revend ses enseignes de photographies moins rentables (Photo Services et Photo Station), rassure la Bourse et appartient rapidement à un fonds d’investissement néerlandais. Une levée de fonds qui lui permet de racheter le réseau Visual et se constituer ainsi un réseau de franchise d’une centaine d’unités en quelques mois. Krys n’est pas en reste et monte une filiale Guildinvest pour pouvoir accueillir des investisseurs et s’empare du même coup de la principale centrale d’achats d’indépendants.

75 % de l’activité

Grâce à un marché compris entre +3 et +5 % par an, aucune enseigne ne souffre de ces manœuvres. Elles se permettent même de recruter des portes drapeaux de notoriété nationale : Antoine pour Atol, aujourd’hui rejoint par Adriana Karembeu, Johnny Hallyday chez Optic 2000 et Zinedine Zidane chez GrandOptical. Alain Afflelou étant devenu le people de son enseigne. La hauteur des investissements publicitaires, particulièrement en télévision, est sans commune mesure avec un marché qui pèse moins de 4 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Toute enseigne qui passe la barre des 300 magasins se fait sa place sur le petit écran. La télé s’avère également un bon moyen de recruter des partenaires, lesquels indépendants sous enseigne trustent désormais un magasin sur deux et réalisent 75 % de l’activité dans l’optique.

Depuis 2004 : la veillée d’arme

2 fois plus d’opticiens en dix ans

Grâce à ces grandes manœuvres, les enseignes leaders ont su garder un temps d’avance sur leurs concurrents. Elles ont imposé un modèle aujourd’hui copié par tous, y compris les centrales d’achats d’indépendants, qui proposent elles aussi enseignes, concepts architecturaux et MDD à leurs adhérents, mais sans aucun contrat de partenariat.

Si les stars poursuivent la communication des enseignes et Alain Afflelou multiplie les offres novatrices (3e paire à 15 €, paiement en 12 fois sans frais…), l’histoire de la distribution optique n’est pas (plus) un long fleuve tranquille.

La progression de plus de 50 % du nombre d’opticiens depuis 2000, le passage du cap symbolique des 10 000 points de vente, l’intrusion des complémentaires santé qui recrutent à leur tour parmi les opticiens installés dans leurs réseaux de magasins, l’autorisation de la vente en ligne de produits optiques… sont autant de défis que les enseignes ont aujourd’hui à relever.

Attaqué de toute part

Depuis 2007, un décret autorise les opticiens à adapter une ordonnance de moins de trois ans pour le renouvellement d’un équipement. Une porte ouverte pour une profession qui aspire désormais à un retour vers davantage de technique et de considérations paramédicales. Car si les enseignes ont su enrichir les opticiens en leur donnant des outils commerciaux et de gestion performants, elles n’ont fait que peu de cas de la défense des valeurs liées au métier.

Métier dévalorisé ?

Nombre d’opticiens ont le sentiment que l’intérêt des enseignes n’est plus aujourd’hui tout à fait en phase avec celui des opticiens, que l’absence d’opticiens dans certains conseils d’administration a été préjudiciable à leur profession, que la part commerciale a dévalorisé le métier et permis indirectement aux complémentaires santé, discounters et e-commerçants de se faire une place dans le paysage. Sans compter la méfiance des clients et des médias qui fustigent régulièrement les irrégularités dans les magasins et l’opacité des prix. Reprendre la main sur ces thèmes sera l’enjeu des cinq à dix prochaines années pour les enseignes si elles souhaitent pouvoir continuer une success story entamée il y a plus de 45 ans.Source : Thomas Le Bernin. Les échos de la Franchise